Gagner à répétition ne doit pas faire oublier le caractère exceptionnel de ce qui se déroule sous nos yeux. Tout événement exceptionnel doit amener une jouissance.
Quand au sortir d'un moment groupal, l'humain se retrouve enfin seul, deux choses adviennent. La première, c'est qu'il reprend conscience de lui-même. Il refait l'expérience de sa singularité, en tant qu'individu distinct du groupe. La seconde, c'est qu'il se remet à penser par lui-même. Et là, il ressasse les moments vécus. Dans son lit le soir, accompagné seulement de sa propre présence, il sait s'il est heureux, ou alors si la tristesse le domine.
Les soirs à venir, le supporter madrilène sera heureux. Une fois par année, vers la fin du mois de mai, il est plus allègre que d'habitude. Lui, il est exigent avec son club. Il a des revendications et espère bien qu'elles soient entendues. Sa fibre démocratique transparaît. Il le sait très bien, sans supporteurs, sans lui donc, son club n'est rien. Il faut aussi dire qu'il ne donne pas son amour gratuitement. Dans la relation, il attend quelque chose en retour. Aimer sans être aimé, donné sans recevoir, c'est noble, mais c'est trop dur. Alors, il s’évertue à montrer qu'il existe, souvent sur le mode de la réclamation. "Un nouveau 9 pour la saison prochaine", "Théo c'est une escroquerie", "mais qu'est-ce qu'on s'ennuie avec le Real de Zidane!" Comme dans la vie, tout le monde n'a pas les mêmes problèmes dans le football. Le supporter de Liverpool, il le prendrait bien chez lui, ce Gareth Bale dont le Madrilène ne veut plus. Quand on monte les classes footballistiques, les doléances changent, les prières deviennent des sommations. Surtout au Real, il faut gagner. Le manichéisme est d'ailleurs total. Bien jouer et perdre, ça ne sert à rien ni personne pense-t-on. Le supporter est ainsi pressant, exigeant. Mais le pressant madridista en demandait-il tant ?
Perdre est normal
Tous les clubs ont des slogans qui vantent la victoire. Personne ne joue pour perdre. Pourtant, perdre est normal. À la fin de la saison, il n'y a qu'un seul champion. Tous les autres sont des perdants. Le Real a gagné treize fois la Ligue des Champions, mais en termes de pourcentage, cela ne représente que 8,19%. Toutes les autres fois, c'est un autre qui a soulevé la coupe. Le Real a dû même attendre 32 ans, entre 1966 et 1998 pour avoir le bonheur de ramener le trophée à la maison. La cruauté fait partie du jeu. Demandez à Liverpool, auteur d'une saison magnifique réduite à néant par une erreur que son gardien n'avait aucune raison de produire, et qu'il ne reproduira jamais dans sa carrière, car encore une fois, il n'a pas de raisons. Demandez au Colchonero, qui peut battre tout le monde en Europe sauf le Real. Demandez au Barça qui alors qu'il a le meilleur joueur de son histoire dans ses rangs voit son pire ennemi rafler la mise à répétition. Ou demandez même au supporter du Real qui a vécu les moments les plus noirs de l'histoire récente du club. Or, à présent, le Real ne subit pas cette cruauté. Il la connaît uniquement parce qu'il l'inflige. C'est tout aussi exceptionnel qu'anormal.
Ramos l'a dit lors de la célébration à la Mairie de Madrid. "Nous avons transformé l'exceptionnel en normal". Normal à tel point, qu'en cinq ans, le club merengue a distancé tout le monde pour ce qui est du palmarès européen. Normal à tel point que Ronaldo puisse avoir acquis en dix ans autant de C1 que le Barça, le Bayern ou Liverpool dans leurs histoires centenaires.
Si le Real rend l’extraordinaire banal, le supporter ne doit pas se faire piéger. Car un jour, l'hiver viendra, la Casa Blanca ne gagnera plus si fréquemment. Beaucoup de joueurs à la retraite le disent : si seulement ils avaient davantage profité durant leur carrière. Ce n'est que quand tout s'arrête qu'ils réalisent combien c'était bon. Que le Madridista profite donc ! Au fond de son lit, qu'il sourie, et prenne la pleine mesure de l'instant. Il n'y a rien de pire que de passer à côté de l'exceptionnel.