Karim Benzema a accordé un long entretien au magazine France Football. L'attaquant français du Real évoque notamment sa longévité au Real et l'évolution des statistiques dans le football.
« Vous disputez votre dixième saison au Real, ce qu’aucun joueur français n’avait réalisé. Comment avez vous fait pour atteindre une telle longévité à un poste aussi exposé ?
D’abord, il y a eu beaucoup de sacrifices. Chacun sait que dans une carrière il y a des hauts et des bas et, quand je suis arrivé au Real en 2009, j’ai d’abord été surpris. Parce que Lyon, par rapport à Madrid, c’est petit, l’institution, l’administration, tout ce qui tourne autour du club... En plus j’étais venu seul, sans ma famille, et c’était compliqué pour moi de montrer ici ce que j’avais été capable de montrer à Lyon. Mais dans ma tête, la ligne était tracée. Je voulais réussir au Real. Je savais qu’il y aurait des barrières à franchir parce que c’est le meilleur club du monde. Je rêvais de montrer à ceux qui m’aiment, aux gens qui aiment le foot et au président (Florentino Pérez) qui m’a fait signer ici que je pouvais faire de grandes choses. Et j’y suis parvenu.
Comment avez-vous surmonté ces moments difficiles ?
Au mental. Dans ce club, il faut un très gros mental. Que tu marques des buts ou que tu n’en marques pas, tu ressens constamment une énorme pression. Et ce n’est pas qu’un mot, c’est la réalité ! Sur le terrain, on ne te fait pas de cadeau. Et pourquoi on ne te fait pas de cadeau ? Parce que dans le passé tu as montré que tu étais en mesure de réaliser des choses extraordinaires. Donc, à la moindre perte de balle, à la moindre occasion ratée, on te critique.
Aujourd’hui, vous n’avez jamais semblé aussi épanoui...
Ça marche ! Je kiffe ma vie. Je n’ai pas de souci, je suis heureux. Quand tu es bien en dehors du terrain, avec ta famille, tes amis et les gens que tu aimes, je pense que ça se ressent dans ton jeu. En tout cas moi, je suis comme ça.
Vous avez connu pas moins de sept entraîneurs au Real. Comment avez-vous fini par tous les convaincre qu’ils devaient faire de vous un titulaire ?
À chaque match, à chaque entraînement, je me donne à fond et je tente d’apporter quelque chose de nouveau. Par des buts et des passes, bien entendu, mais aussi par des mouvements. Parce que je vois le foot différemment.
Différemment de qui ? De quoi ?
Pour moi, le foot, et je vais prendre le poste d’attaquant parce que c’est le mien, doit être abordé dans sa globalité. Pour moi, être attaquant ce n’est pas seulement marquer des buts. Le football est en train de devenir une compilation de statistiques et on ne regarde plus que ça. Or, il ne faut pas que ça devienne ça ! Tu peux scruter un match durant quatre- vingt-dix minutes, l’attaquant de pointe n’a pas touché un seul ballon, n’a absolument rien apporté à son équipe et puis, sur une action, un coéquipier fait tout le travail, centre en retrait, et l’attaquant en question marque le but. Alors on va parler de lui comme d’un attaquant de classe mondiale. (Il soupire.) D’un autre côté, il y a des attaquants qui ouvrent des espaces, qui font jouer l’équipe, qui offrent des occasions à leurs partenaires, qui fatiguent l’adversaire...
Et vous êtes de cette deuxième catégorie...
Exactement ! Je trouve que tel doit être le rôle d’un attaquant. Bien entendu, il convient de marquer des buts pour faire gagner ton équipe, mais si tu peux lui donner la victoire autrement, c’est beau aussi. Je regrette vraiment qu’aujourd’hui on parle plus de statistiques, de nombre de buts et d’occasions que de jeu. Pour moi, le foot est avant tout un jeu. Ce n’est pas que des statistiques. Ce n’est pas le basket ! Tu vas voir un match de foot pour kiffer des actions, des une-deux, des frappes, des passes à l’aveugle... Le foot est et doit rester un spectacle ! Depuis tout petit, le foot, je l’ai comme ça dans la tête.
Donc, vous avez le sentiment que les statistiques sont préjudiciables à ce sport ?
Ces dernières années on prend le football comme une machine à statistiques et c’est dommage. Sincèrement, le jour où je ne verrai le foot que par les statistiques, je pense que j’arrêterai. Parce que j’aurai perdu ce truc en moi depuis tout petit. Je reste persuadé que l’on peut être décisif tout en jouant beau. Franchement, et c’est surtout le cas ici (il se retourne pour montrer le stade Santiago Bernabeu par la vitre), les gens veulent prendre du plaisir. Ils ne viennent pas au stade pour des statistiques.
[better-ads type="banner" banner="53390" campaign="none" count="2" columns="1" orderby="rand" order="ASC" align="center" show-caption="1"][/better-ads]
Vous avez connu de nombreux concurrents comme Higuain, Morata, Adebayor... Eux sont partis mais vous êtes encore là. Cette concurrence vous a-t-elle été bénéfique ?
Parfois tu en as besoin. Mais parfois non. Il n’est pas nécessaire de te ramener quelqu’un pour te mettre dans la tête que tu dois faire la différence tous les week-ends. Il est important que chaque attaquant sache quel est son rôle. Il faut un titulaire et un remplaçant. Pas la peine de se mentir... Oui, il y a eu beaucoup d’attaquants à Madrid et j’ai toujours eu de bons rapports avec eux. Certains n’avaient pas forcément la même attitude à mon égard mais dans ma tête je souhaitais toujours aider tout le monde. L’objectif était de tirer tous les deux dans la même direction pour remporter des trophées. Ensemble.
Le public madrilène n’a jamais été tendre avec vous. Cette saison, il semble que vous êtes parvenu à le retourner en votre faveur. Les supporters ont-ils enfin compris votre jeu ?
Oui, je crois. Peut-être qu’au départ je n’ai pas fait tout ce que j’aurais souhaité, notamment au cours de ma première saison, qui n’avait pas été très bonne. Mais c’était lié à une question d’adaptation. Après, il y a eu des hauts et des bas mais, aujourd’hui, j’ai le sentiment que les gens ont compris mon jeu et ce que je peux apporter à ce club.
Qu’aiment-ils chez vous ?
Ma vision du jeu, mes appels de balle, mon jeu en une touche, mes prises de risque... Et aussi, parfois, quand chacun pense que je vais frapper au but et que je fais une feinte pour donner une passe décisive. C’est ce genre de choses qui font se lever les gens de leurs sièges.
Pourquoi a-t-il fallu attendre neuf ans pour qu’ils comprennent cela ?
Je ne sais pas, je ne sais pas... (Il sourit.) Peut-être parce qu’aujourd’hui j’ai un peu plus de place devant, que j’ai plus de poids sur l’attaque, et que je peux faire ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. C’est-à-dire marquer et faire marquer mais aussi jouer pratiquement tous les matches en entier. C’est ce qui me manquait en fait, enchaîner les rencontres dans leur totalité. Avant, je jouais soixante, soixante-dix, quatre- vingts minutes et je sortais...
Quelle influence le départ de Cristiano Ronaldo a-t-il eu sur votre jeu ?
Beaucoup d’influence ! Avant, il y avait un mec qui mettait plus de cinquante buts par saison et moi, j’étais dans un rôle de passeur. Sauf que j’avais le numéro 9 dans le dos. Je ne jouais pas avant-centre en fait, malgré mon positionnement. Je jouais en fonction de Cristiano. On formait un bon duo. Je le cherchais sans cesse avec pour objectif de l’aider à inscrire encore plus de buts. J’étais dans un second rôle. Maintenant, c’est à moi de montrer que j’ai envie de marquer, envie de porter mon équipe. Et c’est ce que j’aime. D’ailleurs, c’est ce que je faisais à Lyon. Je m’étais dit que je devais ramener cela à Madrid, mais en plus grand. Et c’est le cas aujourd’hui.
Ce second rôle, comme vous le définissez, il vous plaisait quand même ?
Oui, bien sûr. Mais en arrivant à Madrid, j’ai dû changer ma manière de jouer. Je me suis mis au service d’un mec qui, j’insiste, mettait cinquante buts par saison. Et c’était un plaisir de jouer avec lui. Maintenant, c’est moi le leader de l’attaque. C’est à moi de faire la différence. Je suis très heureux car je peux jouer mon vrai football.
Votre rôle de passeur ne vous a quand même pas empêché d’être aujourd’hui le quatrième meilleur buteur de l’histoire de la Ligue des champions...
(Il sourit). Cela prouve que je mettais aussi des buts avant et dans des moments importants. Parce que la Champions League, même quand l’adversaire semble moins bon, c’est toujours très compliqué. Me voir dans cette position me rend très fier et me motive à aller plus loin, c’est-à-dire rattraper la légende Raul (troisième avec 71 buts, devant Benzema à 60).
Attendez, il y a un paradoxe, là. Vous critiquez les statistiques mais vous comptez vos buts...
En fait, je ne pense pas aux statistiques sur un terrain, je ne suis pas obsédé par ça. Mais la conséquence de mon jeu me permet aujourd’hui de me dire que je pourrais entrer un peu plus dans la légende du Real Madrid si je rejoignais Raul. C’est une belle motivation. Mais ça viendra en continuant à jouer mon jeu, pas en écoutant ceux qui me disent “pense plus à toi”. Non, moi je respecte le foot. Je me dis : “Fais des appels, ouvre le jeu, joue en passes et tu seras récompensé à un moment ou un autre.
Vous avez déclaré que vous étiez un 9 avec une âme de 10...
C’est exactement ça. Je suis un attaquant qui pense à marquer des buts mais aussi à faire le jeu. J’ai deux choses dans la tête. Cette phrase me représente parfaitement.
Il y a une dizaine de jours, contre Gérone (défaite 1-2 à domicile), vous avez joué les quinze dernières minutes en position de numéro 10 justement...
Oui, mais la situation était compliquée car nous étions menés. Les conditions n’étaient pas très bonnes mais j’ai été capable d’assumer cette position.
Peut-on imaginer vous voir un jour occuper complètement ce poste ?
C’est possible. Tant que je pourrai jouer, je m’adapterai. Mais pas pour le moment, hein ! J’aime encore être devant, dans le feu de l’action."