Au Real, joueurs, entraîneurs et présidents défilent. Les seuls à rester toujours fidèles au poste sont les employés du club. Le plus célèbre d'entre eux est sûrement le vétéran Augustín Herrerín. Présentation d'un humble travailleur à qui le club doit beaucoup.
[dropcap]À [/dropcap]proximité du banc et des stars assises dessus, se trouvent quelques hommes qui regardent chaque match au Bernabéu au bord du terrain. Ils n'ont pas de siège attribué, mais une zone qu'ils occupent scrupuleusement. Il y a l'ancien joueur Chendo, délégué de l'équipe, chargé des affaires administratives avant et après le match. Son travail consiste à communiquer à l'arbitre la feuille de match, signer le rapport et transmettre aux joueurs les décisions exceptionnelles du corps arbitral. En plus d'assumer ce rôle, Chendo a une habilité particulière quand il s'agit de se quereller avec le staff adverse ou le quatrième arbitre. Il y a aussi le chef de sécurité qui reste debout, à l'entrée du tunnel des vestiaires, pendant que le match se dispute. Et puis il y a Augustín Herrerín. Le délégué du terrain et surtout, l'ami des joueurs. À 79 ans, il entre dans sa 18e année en tant que délégué à ce poste. L'homme travaille pour le Real depuis les années 60. Avant chaque début de match, il attend les titulaires madrilènes à la sortie du tunnel, et tape dans leur main un à un, les encourageant. Ce rituel fait partie de la routine d'avant match pour l'effectif.
Même Carles Puyol le connaît. Le 12 décembre 2012, le Clasico se disputait au Bernabéu et Herrerín venait de perdre sa femme. À la fin du match, le capitaine blaugrana s'approche de lui et lui transmet ses condoléances. S'en suit alors une discussion de quelques minutes entre les deux hommes. Un an auparvant, lors d'une dispute entre l'entraîneur des gardiens Silvino Lauro et le chef de presse de Séville, Herrerín reçoit accidentellement un coup du préparateur madrilène et tombe au sol. Bien que rapidement debout, Lauro n'en finit plus de s'excuser une fois le match achevé. En janvier 2014, se produit l'un des plus beaux moments de la vie de l'employé. Cristiano vient de remporter son second Ballon d'Or, et s'apprête à la présenter au Bernabéu. Le stade est en fête et sur chaque siège, se trouve un rectangle doré à soulever pour que l'antre merengue se pare d'or pendant la durée de l'événement. Aux côtés du lauréat, le onze initial est présent pour une photo historique. Il manque néanmoins quelqu'un. "Agustín viens ! Dépêche, vite vite" appellent Ramos et Ronaldo. N'en croyant pas ses yeux, le grand-père accourt et c'est à lui que revient l'honneur de porter le précieux trophée. Incrédule, ses membres tremblaient toujours sous le coup de l'émotion, une fois le cliché dans la boîte. Mais ces quelques anecdotes sont minimes comparées à celle qui va suivre.
1er avril 1998, le Real est sur le point de disputer une demi-finale de Ligue des Champions aller face au Borussia Dortmund, détenteur du titre. Cela fait 32 ans que la coupe aux grandes oreilles ne s'est pas reposée dans les vitrines de la capitale espagnole. Avec Jupp Heynckes aux commandes, plus que trois matchs séparent la Maison Blanche de la Séptima. L'hymne mythique sonne au sein du Bernabéu. Les joueurs sont sur le point d'aller se placer sur le terrain quand le juge de touche quitte son poste et vient signaler quelque chose à l'arbitre principal : il n'y a pas de but du côté du Fondo Sur. Plus précisément, le but est tombé. Comme un colosse inanimé, les cages gisent sur la pelouse. Les images TV révèlent que ce sont les Ultras Sur qui, en montant sur les grillages séparant les gradins du terrain, ont mis le but à terre. Le treillis n'a pas supporté le poids des Ultras et a succombé, entraînant dans sa chute filets et montants. L'un des matchs les plus importants des 30 dernières années du club devrait avoir commencé, et il manque un but. Dramatiquement comique.
La panique s'empare des jardiniers et préposés aux matériel. L'arbitre renvoie les acteurs au vestiaire et repousse le match d'une demi-heure. On tente de remonter la cage en fixant des morceaux de bois à la base des montants mais rien n'y fait. Impossible de la faire tenir debout. Telle une personne trop alcoolisé, elle retombe lourdement à leurs pieds. Dortmund fait pression sur l'arbitre espérant gagner 3 à 0 par forfait. C'est alors qu'Herrerín a une idée. Il demande aux policiers présents leur meilleure escorte. Il fonce dans sa camionnette, direction le centre d'entraînement du Real, à l'époque situé à deux kilomètres du stade. Il roule à 100 à l'heure avec une escouade l'encadrant. Les installations sont fermées et à l'aube de la retraite, Herrerín escalade un grillage. Au passage, il déchire son pantalon. Il ouvre la porte depuis l'intérieur, et permet aux policiers de rentrer. Après avoir pénétré dans le complexe, il trouve deux hommes en train de faire une pause casse-croûte, à côté de leur camion. Ils sont en train de monter un stand pour une fête à venir, et voient débarquer une camionnette ainsi que huit policiers. "Si vous m'aidez à amener un but au Madrid, je vous donne ce que vous voulez" les convainc Herrerín.
Reste alors à trouver ce fameux but. Pour ne rien arranger, le local dans lequel se trouve le tant désiré objet est fermé. La clé correspondant au cadenas ? Introuvable. Les hommes se servent alors du camion comme bélier. Ils font marche arrière et emboutissent la clôture. À la hâte, ils installent la cage sur le camion. La troupe file à travers les rues de Madrid, prenant tous les risques. "J'étais à contre-sens dans un tunnel. Je ne voyais rien. Ce jour-là, si j'avais reçu un coup je n'aurais rien remarqué" se souvient-il. La police ouvre le bal négligeant les feux et les sens-interdits. "Si cet homme n'a pas eu de crise cardiaque après cette nuit-là, il n'en aura jamais" déclare le chauffeur du camion en riant. Dans un virage à gauche brusquement amorcé, le but est à deux doigts de tomber, faute d'accroches. Les chauffeurs auraient pu y passer. Qu'importe, le convoi continue sa marche infernale à travers cette nuit d'avril.
La délégation arrive au Bernabéu. Les sirènes des véhicules de police hurlent. Ce n'est pas un chef d'état qui arrive, mais un simple but de football, empiétant sur le toit du camion. Un but d'entraînement qui plus est. Les hommes s'empressent de le décharger et l'acheminent vers le terrain. L'aventure ne s'arrête pas là. Nouveau rebondissement, la cage est trop haute pour passer le tunnel du matériel. Les 20 porteurs sont obligés de la pencher dans tous les sens. Les filets s'accrochent aux obstacles. En Espagne, c'est la vierge Marie qui est portée de la sorte à Pâques, pas les buts. Finalement, le protagoniste de la soirée arrive sous une ovation monumentale. Une fois placé sur sa ligne, les commissaires de l'UEFA tiennent absolument à le mesurer. Déclaré conforme, le match peut commencer. 75 minutes après l'horaire prévu. Le Real sortira vainqueur au bout de la nuit, et ira décrocher la Séptima, mettant fin à 32 années de disette. Bien que madridistas, les camionneurs déclineront la proposition qui leur était faite de regarder le match et retourneront honorer leurs obligations. Ils recevront dans les jours suivant l'événement quelques 600 euros de la part du club (100'000 pesetas). Sacré Augustín !