Le défenseur Raphaël Varane a accordé une longue interview à Onze Mondial. De ses débuts avec son frère à la consécration au Real Madrid, le Français raconte. Morceaux choisis.
Raphaël, tu as souvent dit que tu t’entraînais dans ton jardin avec ton frère Anthony étant petit, et que tu as pris beaucoup de plaisir, que ce sont tes meilleurs moments. C’est ta définition du plaisir ?
(Sourire) C’est vrai que le monde professionnel, c’est beaucoup de pression, d’exigence. Sur le terrain, il y a des matchs durant lesquels il y a une bonne ambiance et je réalise de bonnes performances, mais je ne savoure pas vraiment car je suis tellement concentré que je ne profite pas. Et ces moments-là (avec son frère, ndlr), c’est du pur plaisir parce qu’on joue jusqu’à être fatigué et encore plus, car on est bien, on a juste envie de jouer et prendre du plaisir. Pour moi, c’est vraiment la base du plaisir.
Tu étais un peu le cobaye de ton grand frère, ça t’a prédestiné à devenir défenseur ?
Justement, comme j’étais le petit frère, il fallait que je récupère le ballon, il m’a fait un peu galérer (rires). Il y a plus d’une fois où on a arrêté parce que je pleurais ou que ça se passait mal. Mais parce que je suis un compétiteur depuis petit, je voulais le défier même s’il était plus grand que moi, me débrouiller aussi. C’était lui et moi dans le jardin, il ne fallait pas se laisser faire (sourire). Ça m’a forgé mentalement et aussi dans ma manière de jouer au football.
Ton père t’entraînait aussi. Il était plutôt exigeant avec toi. C’est l’entraîneur le plus dur que tu aies eu ?
Dans mes souvenirs ouais, sans doute ! Cette exigence, c’était aussi pour nous mettre des règles, nous structurer parce que sinon on jouait comme ça, à notre façon et on cassait des carreaux (rires). Il fallait nous contenir, contenir notre énergie. Donc imposer des règles, c’est de l’éducation aussi. C’était sa façon de nous calmer, de nous canaliser.
Le papa, c’était le foot, et la maman, les études...
Voilà (sourire). Au moins, c’était l’équilibre. Ma mère a surtout insisté là-dessus, surtout pour ne pas lâcher à la fin pour passer le bac. Elle a toujours été présente à ce niveau-là. Elle est professeure et elle a toujours eu cette rigueur, ça m’a constamment accompagné.
Tu avais des aptitudes au foot mais également à l’école. Comment tu es parvenu à concilier les deux ?
Ce n’était pas simple, c’était même très difficile. La dernière année, quand je jouais en professionnel et que j’avais les études aussi, je manquais beaucoup de cours. J’étais souvent fatigué, j’avais pas mal de déplacements. Je faisais les cours sur place la dernière année, à la Gaillette, le centre de formation du RC Lens. Il y avait des professeurs qui venaient, pour des cours particuliers, c’était aussi fatiguant (rires). Il a fallu tenir, mais c’était plus mental, de se dire : « C’est galère, mais ce n’est que quelques mois, je ne lâche pas. ».
Dans ton armoire à trophées, outre ta Coupe du Monde et tes quatre Ligues des Champions, une autre distinction est bien mise en avant : ton baccalauréat. Ça a une grande importance pour toi ?
C’est aussi un clin d’œil à cette période, durant laquelle ma mère me disait : "Tu as 17 ans, mais ce sont les mois les plus mouvementés de ta vie". Avec le bac, un transfert qui se profilait entre Lens et Madrid, les agents qui me sollicitaient... C’était un peu compliqué. Je suis content d’avoir franchi cette étape, c’est un moment de ma vie donc c’est bien de l’avoir et de s’en souvenir.
On a l’impression que tu étais programmé pour le haut niveau, surtout mentalement. On se trompe ?
Je ne pense pas que mentalement, j’étais surdoué. J’étais bon mais je n’étais pas... (il coupe) Il y a des cracks qu’on remarque à 10 ans, on se dit "Lui, il va réussir". Moi, non. J’étais bon, mais je n’étais pas un phénomène. Quand j’étais petit, on me disait que je n’avais pas le mental pour réussir. Parce que j’étais trop gentil, je n’étais pas assez méchant. Et à l’internat, il y a d’autres enfants, il faut se faire une place, il faut se battre. Et moi j’étais trop gentil apparemment. Plus j’étais dans la difficulté, moins on croyait en moi et plus je me révélais, plus j’étais bon en fait. Mes meilleures années d’internat, c’est quand j’ai été surclassé. Et mes moins bonnes années, c’est quand je jouais dans ma catégorie. Donc quand j’étais challengé, c’est là que je me révélais, que j’étais bon. Quand je suis passé avec le monde adulte, il y a un formateur qui doutait de moi, me trouvait frêle et estimait que je n’avais pas la niaque nécessaire. Et quand j’étais dans le bain, c’est là que je montrais. C’est toujours dos au mur ou quand on ne croyait pas en moi que j’ai été le meilleur.
Au bout d’une saison à Lens, plusieurs clubs se manifestent et tu choisis le Real Madrid. Pourquoi ?
J’en parlais avec Gervais Martel (président du RC Lens à l’époque) et pour lui, il n’y avait pas photo (sourire). Il fallait accepter, c’était une opportunité exceptionnelle. J’en parlais aussi avec mon agent de l’époque, ensuite avec la famille. C’est un choix. Après, aller le plus haut possible, on se dit que si ça ne marche pas, il y a toujours possibilité de redescendre si jamais. C’était aussi un argument. Ça s’est fait comme ça.
Quand Zidane a cité ton nom pour te recruter, Mourinho a tout de suite donné son accord. Tu sais déjà que tu as avec toi deux hommes importants du club merengue…
Ouais ! C’est leur talent aussi. Là-dessus, ce n’est pas moi qui pouvais gérer. C’est vraiment eux qui ont vu des choses en moi.
Mais tu arrives en terrain conquis ?
Non pas du tout ! Parce que eux, ils font un pari aussi ! Dans le club, personne ne me connaît. Personne d’autre qu’eux (sourire). À Madrid, parmi les médias, personne ne me connaît, chez les joueurs, personne ne me connaît. Donc non, ce n’est pas en terrain conquis. C’est plus : « Eux, ils ont misé sur le petit jeune, on va voir s’ils se trompent ou pas » (sourire). J’étais plus attendu en ce sens-là.
Tu as recalé Zidane au téléphone et au-delà de le recaler, tu lui as dit : « Rappelle-moi plus tard, je suis en train de faire mes devoirs ! ». C’était de l’inconscience ?
J’allais dire « insouciance », mais je crois que c’est « inconscience » hein (rires). J’avais pas mal de coups de téléphone, beaucoup de fatigue, de prises de tête et de stress, et c’est vrai que sur le moment, je n’ai pas trop réalisé ce qu’il se passait.
On entend partout que le Real Madrid est le plus grand club du monde. Comment ça se matérialise au quotidien ?
Au quotidien, c’est une pression qui est différente. Une pression médiatique, déjà. Tous les jours, il y a beaucoup de journaux, de télés, de radios, etc... Et puis ce qu’il se passe à Madrid, ça a souvent des répercussions dans le monde entier. En France, on parle beaucoup de Madrid, dans d’autres pays aussi. C’est mondial. La pression au sein du club aussi est énorme. Les supporters sont extrêmement exigeants. Gagner c’est bien, mais ce n’est jamais suffisant, on peut toujours améliorer des choses dans le jeu. Un match nul, c’est catastrophique. C’est un niveau d’exigence plus élevé que dans n’importe quel club. On le ressent et on vit avec. Tous les joueurs ne peuvent pas vivre avec ça. Moi j’ai vu des joueurs qui ne le supportent pas parce que parfois ça rentre dans la tête.
L’entourage peut mal le vivre aussi ?
Ouais ça peut arriver ! Parfois, mon père me dit : « Ouais ils disent ci, ils disent ça ». Je lui dis d’arrêter de regarder mais... (rires), il ne peut pas s’en empêcher ! Même si l’on ne veut pas regarder, si l’on ne veut pas entendre, ce qui se dit ou ce qui est parfois injuste ... Personne n’aime l’injustice ! Donc quand c’est comme ça, même si on ne lit pas, même si on n’écoute pas, ça revient à nos oreilles d’une certaine façon. En plus de ça, à Madrid, il y a un certain lien entre la presse et l’ambiance dans le stade. Si on rentre sur le terrain et qu’on ressent la tension des supporters, qu’on entend des sifflets, il faut savoir vivre avec, car on ne peut pas s’en couper.
Parlons du Clasico. C’est un match plus relevé en terme de niveau qu’une finale de Coupe du Monde par exemple ?
Oui (sourire). Là-dessus, pour moi, il n’y a pas de débat. Le Clasico est ce qu’il se fait de mieux en termes d’intensité, d’exigence tactique, de concentration, de niveau technique, de tout ! C’est ce qu’il y a de plus difficile. Il y a les meilleurs joueurs du monde sur le terrain, puis une pression sportive, parce qu’il y a toujours un enjeu énorme. Une pression au niveau des supporters aussi, parce que c’est le match de l’année. Même au niveau politique : on a dû déplacer le dernier Clasico en raison du contexte entre Madrid et la Catalogne. C’est un match différent, un match spécial. Avec un niveau de jeu extrêmement élevé.
Tu évolues avec un droitier Sergio Ramos au Real Madrid et des gauchers Samuel Umtiti ou Clément Lenglet en équipe de France. Techniquement, qu’est-ce que ça change pour toi ?
Pour moi, rien. Après, je sais que jouer à gauche pour un droitier ou jouer à droite pour un gaucher, l’orientation du corps pour défendre n’est pas pareille. Souvent, quand on va couvrir le latéral, on se positionne de 3⁄4 d’une certaine façon. De l’autre côté, pareil. Au niveau de l’alignement et des repères, ça change. C’ est une question d’ adaptation. Si tu es droitier avec l’ habitude de jouer à gauche, il n’ y a aucun souci. C’ est une question de repères et d’habitudes.
Concrètement, ça ne change rien dans ton jeu ?
Non, Ramos est habitué. Au niveau de la relance, ça lui permet de trouver cette diagonale quand il revient sur son pied droit. Dans certaines situations, il est obligé d’utiliser le pied gauche pour trouver une sortie le long de la touche. C’est lui qui s’adapte. Moi, ça ne change rien.
Ton côté gentil ou effacé t’a peut-être joué des tours, est-ce qu’il ne faudrait pas devenir plus extravagant ?
Extravagant, ça veut dire faire plus de bruit. Moi, je suis plus dans l’ombre. Il y a les buts, les actions plus spectaculaires, les différentes sorties médiatiques aussi. Après, je suis comme ça, je n’ai pas besoin de changer. Je ne vais pas changer pour obtenir quelque chose. Je ne me vois pas changer parce que ça me donnerait plus de chance de remporter des trophées individuels. Il n’y a pas de raison (sourire).
C’est dur de se remettre en question lorsqu’on évolue au Real Madrid depuis un certain temps ?
Ce n’est jamais simple. Au Real, chaque saison, c’est une exigence qui est très élevée. Il faut être performant. On n’est pas seulement en concurrence avec les joueurs du vestiaire. Quand on est à Madrid, on est en concurrence avec le monde du football tout entier (sourire). Il faut toujours se remettre en cause. Quand on a tout gagné et qu’on vit une saison compliquée comme celle de l’année dernière, on a envie de repartir de l’avant et cette saison, on repart plus motivé que jamais. À Madrid de toute façon il faut avoir faim et être compétiteur, sinon on n’y arrive pas.
Tu parles de concurrence. Comment elle se traduit au quotidien ?
C’est simplement être performant et régulier. Et quand le niveau s’élève, surtout en deuxième partie de saison, sur certains gros matchs, de répondre présent dans les moments chauds, critiques. Donner le meilleur de soi-même. Après ce qu’il faut, c’est de répéter saison après saison, et c’est ça qui est difficile. Durer dans le foot, c’est aussi beaucoup de mental. On revient toujours au mental, c’est le plus important (sourire).
C’est plus ingrat d’être défenseur qu’attaquant aujourd’hui ?
Un attaquant peut faire un match très moyen, pour ne pas dire mauvais et réussir une ou deux actions de classe, fulgurantes ou exceptionnelles et on résume son match à ça. Alors qu’un défenseur peut faire un excellent match, mais un mauvais placement, une relance moins assurée ou un duel perdu... Parfois ce n’est pas même pas une erreur ! Ça peut venir de l’attaquant qui joue le coup parfaitement bien, qui gagne le duel et le défenseur est jugé là-dessus. Ça fait partie du métier, il faut le savoir. Il faut l’accepter aussi, puisque parfois on fait des bons matchs, voire des très bons matchs et ce qui en ressort de l’extérieur ce n’est rien, c’est normal en fait (rires). Il faut juste le savoir et en être conscient pour ne pas attendre quelque chose d’autre. A contrario, les attaquants savent que s’ils ne marquent pas, ils sont morts et vont se faire découper aussi donc on a chacun nos problèmes (rires).
À Madrid, tu évolues également avec plusieurs joueurs français. Que peux-tu nous dire d’eux ?
Ça se passe très bien avec eux ! On a très bien intégré Ferland, le dernier Français arrivé (sourire). Enfin non : avec Alphonse aussi, c’est vrai (rires) ! Ça se passe bien, on a une bonne ambiance, une bonne entente. On rigole pas mal ensemble, on se serre les coudes.
Vous allez faire des jaloux dans le vestiaire.
Ouais ! Les Espagnols nous charrient un peu, ils nous disent : « On va faire des réunions en français maintenant » (rires).
On sent Karim Benzema au top de sa forme. Est-ce qu’il n’a jamais été aussi fort que maintenant ?
Il est au sommet de son art, clairement. Psychologiquement, je le sens (il réfléchit)... Apaisé. Le mot qui me vient, c’est « apaisé ». Il est droit dans ses bottes et physiquement il est affûté. Il a pris à cœur son rôle de leader d’attaque. Il est pleinement épanoui.
Tu n’es même plus surpris par ce qu’il fait ?
Non, ça ne me surprend plus. Ce que je trouve fort, c’est la régularité de ses performances. Pas seulement les stats, pas seulement les buts, mais ce qu’il fait dans le jeu, le contenu des matchs, c’est énorme. Et ça, tous les trois jours (sourire).
Comment tu as vécu le retour de Zidane au poste d’entraîneur ?
Bien. Je connais très bien sa méthode de travail. Il sait ce qu’il peut attendre de moi, il me connaît. Ça se passe bien, on commence à relancer la machine, à retrouver des sensations individuellement et collectivement.
Pourtant, quand il a pris l’équipe pour la première fois en janvier 2016, il a mis un peu de temps à te faire pleinement confiance. Tu as gambergé à ce moment-là ?
Je n’étais pas titulaire, c’est vrai. Je jouais, j’avais du temps de jeu mais pas avec les responsabilités que je souhaitais. Ça a duré environ six mois. Il y a aussi eu la blessure avant l’Euro, ça n’a pas été facile. Ça prouve qu’il n’y a de cadeau pour personne, c’est le haut niveau, aucun passe-droit. Ça m’a forgé encore un peu plus le mental. À ce moment-là, je voulais plus, et j’étais un peu frustré, oui.
Ta carrière ou plutôt ton début de carrière a été jonché par les blessures. Comment es-tu parvenu à rebondir à chaque fois ?
Je sors mon joker, c’est le "mental" (rires). Après des blessures, on peut parfois repartir de zéro dans un groupe. La concurrence joue, le train n’attend personne et il faut sauter dedans, vite se remettre dans le bain. Il faut trouver les solutions pour se solidifier, faire en sorte que la blessure rende plus fort et pas moins fort, mentalement, ne pas avoir peur d’aller au contact ou de faire certaines courses, certains sauts. S’en servir pour être plus fort mentalement et physiquement aussi, profiter de cet arrêt pour travailler des choses qu’on n’a pas le temps de travailler quand on s’entraîne et qu’on joue tout le temps. Il ne faut pas voir la blessure comme une perte de temps, mais plus comme un moment où l’on peut travailler autre chose et se renforcer ailleurs.
Tu as choisi à un âge relativement jeune de réaliser avec Amazon un documentaire qui retrace ta carrière. D’habitude, c’est plutôt en fin de carrière. Pourquoi ce besoin ?
Parce que je me suis senti à la croisée des chemins entre la jeunesse et l’expérience ; je suis jeune, mais j’ai déjà beaucoup d’expérience, de vécu. C’était aussi une façon pour moi… (il cherche ses mots) Psychologiquement de laisser cette marque-là, qui restera. Aussi pour mon fils ! Il aura une trace. J’ai de la chance aussi de le faire dans mon métier, d’être une personne publique. Ça a des désavantages, mais ça a aussi cet avantage-là d’avoir une vision un peu globale de tout mon parcours. Je ne sais pas quand la suite sera faite, en tout cas, ce qui est fait est fait et le fait de l’avoir réalisé, c’était important et fort. Pour mieux me connaître aussi. Parfois, dans des interviews, on me demande quel souvenir je voudrais laisser après ma carrière. Je réponds simplement « vrai », quelque chose de vrai. Au niveau personnel, qu’on me connaisse tel que je suis. Je ne veux pas faire l’acteur, je ne veux pas qu’on me voie différemment. Et en tant que joueur, le joueur que je suis. Donc voilà, c’est aussi pour ça.
Si tu étais journaliste, tu poserais quelle question à Raphaël Varane ?
Déjà, j’éviterais les questions bateau (rires). Parce que parfois, certaines questions, on est obligé d’y répondre avec la langue de bois (sourire).
Cite-moi une phrase qui te représente.
Il y a une phrase au Pôle-Espoirs qui m’avait marqué, c’était : "Tomber est permis, se relever est ordonné". C’est un truc à se dire dans les moments un peu difficiles.